Le domaine by Jo Witek

Auteur:Jo Witek [Witek, Jo]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Roman
Publié: 2016-02-08T23:00:00+00:00

23

Il les observa partir dans une immobilité tourmentée. D’abord la Mercedes des propriétaires, puis les scooters des enfants de la famille, toujours dans le même ordre, disparaissant dans l’horizon bleuté où volèrent longtemps les cheveux d’Éléonore. Ensuite, il traîna. Il glanda et c’était bien la première fois qu’il se laissait ainsi aller à l’apathie, errant comme un dépressif de sa chambre au grenier. Fouillant de-ci de-là dans les affaires abandonnées. Ouvrant une malle, des tiroirs, de vieux ouvrages sans intérêt. Dans un miroir piqué de taches noires, il aperçut un fantôme. Un jeune homme au regard vide qui le glaça d’effroi. Il n’avait ni faim, ni soif, ni envie de partir, ni de lire, ni de classer ses notes. Il voulait juste la séduire et ne savait pas comment s’y prendre sans passer pour un ringard, un rustre, un nul. Un être invisible. Comment exister à ses yeux ? Se hisser jusqu’à elle ? Comment renoncer ? L’oublier ? Poursuivre ses petites vacances comme s’il n’avait jamais croisé son chemin ?

Il erra longtemps, la tête débordant de questions, le cœur gonflé de désarroi. Puis, en fin de matinée, il se souvint de la lampe de chevet. Ce fut sa lumière du jour. La lampe qu’elle avait déposée dans sa chambre pour lui signifier clairement qu’il devait la réparer. Un ordre d’Éléonore qui lui remit du sang dans les veines. L’idée de lui obéir lui redonna un peu d’énergie et il descendit aussitôt de sa cachette, bien décidé à trouver des outils. Le reste désormais lui était indifférent. Il tomba nez à nez avec Brigitte occupée à lustrer le parquet du hall d’entrée.

— Ne marche pas là ! Fais le tour !

— Vous savez où je peux trouver des outils ?

— Pour quoi faire ?

— Réparer un truc.

— Demande au chef ! J’espère que t’as rien cassé dans la maison…

Il fit le tour par le jardin et entra dans la cuisine sans frapper, sans prévenir, surprenant sa mère et le chef, presque complices, côte à côte, en train de déplumer des dizaines de cailles. Des plumes partout, des cadavres à la chair jaunâtre, du sang sur leurs mains. Il eut le sentiment de pénétrer dans une monstrueuse intimité et le regard de sa mère le mit encore plus mal à l’aise que la grossièreté de Boisset. Elle avait quelque chose à cacher. Le plaisir de plumer des oiseaux, par exemple. L’envie de coucher avec le chef peut-être. Elle lui en voulait d’être là, d’assister à cela, c’est ce qu’il perçut dans son regard gêné.

— Tu es déjà rentré ?

— Faut croire.

— Regarde, mon garçon, dit le chef en exhibant les cailles qu’il avait dans les mains. Pas besoin d’aller au bout du parc pour observer les oiseaux !

Il éclata de son rire gras, sa mère le stoppa immédiatement.

— Ce n’est pas drôle, Éric… Tu sais bien que Gabriel…

— Oh, je plaisante, mon garçon. Tu ne devrais pas traîner ici si tu as le cœur sensible.

Elle l’appelait Éric. Elle le tutoyait. Il ne s’était pas trompé, elle s’était rapprochée du cuisinier.

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